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UNE ENQUÊTE RÉVÈLE QUE LA JEUNESSE
PROFITE DU UPWARD BOUND

 

On constate que les étudiants pauvres sont plus nombreux à poursuivre leurs études lorsqu’ils participent à ce programme.

 

Il ressort d’une étude effectuée au sujet du Upward Bound, le programme fédéral de 44 millions de dollars par an destiné à motiver les étudiants nécessiteux, qu’il développe l’ambition et incite davantage ceux qui y participent à entrer dans l’enseignement supérieur que ceux qui n’y participent pas.

À l’origine, élément clé de la campagne contre la pauvreté lancée en 1965, le Upward Bound a dépensé depuis cette date 446,8 millions de dollars pour promouvoir l’aide pédagogique, l’enrichissement culturel, les consultations et autres formes d’assistance à l’intention des jeunes gens dont les potentialités étaient mises en échec par une formation universitaire inadéquate et faute de motivation.

D’après les estimations, 82 % des 194 337 bénéficiaires de ce programme étaient des Noirs, des Espagnols, des Américains d’origine asiatique et des Amérindiens…

Un aspect apparemment paradoxal de ce programme est que l’espoir d’une éducation de meilleure qualité combat mieux le mécontentement dû à la médiocrité de la préparation universitaire, à l’absence de l’appui matériel familial et à l’insuffisance de l’aide financière chez les participants que chez leurs homologues non participants.

 

The New York Times
11 décembre 1977.

 

Le jour, Manhattan donnait encore l’impression d’être vivable. De vieux bus à vapeur poussifs sillonnaient les grandes avenues, des grappes de gens accrochées aux fenêtres et à la plate-forme. Leur peinture bleue et blanche était pisseuse et leurs flancs étaient naturellement couverts de graffiti. Les taxis avaient disparu depuis belle lurette et il n’y avait pour ainsi dire pas de voitures privées. Toutefois, les half-tracks ferraillants de la Garde nationale patrouillaient constamment dans les rues bruyantes et encombrées.

Le trafic était essentiellement composé de vélos. Il n’était pas difficile de voler un électrocyclo mais le prix de l’électricité était si pharamineux que la plupart des habitants de Manhattan renonçaient à ce moyen de transport une fois que les batteries étaient à plat.

Manhattan avait commencé à mourir longtemps avant les premières crises énergétiques. D’abord lentement, puis de plus en plus vite, la ville s’était désagrégée. Les familles qui en avaient les moyens avaient émigré en banlieue. Les entreprises leur avaient emboîté le pas. Les pauvres, eux, étaient restés. En fait, venues du Sud, de l’Ouest et même de Porto Rico, des familles rurales indigentes envahirent la ville. Et le cycle infernal se perpétuait : les riches contribuables s’en allaient tandis que les miséreux restaient.

Et se multipliaient.

À l’orée du XXIe siècle, des branches industrielles entières avaient abandonné New York. La Bourse avait fui, suivie par les maisons d’édition et les agences de publicité. Puis le quartier de la confection s’était vidé à son tour et la Septième Avenue était devenue une cité fantôme peuplée d’ivrognes qui ne faisaient pas de vieux os et de rats aux dents aiguisées. Les ordinateurs domestiques et le vidéophone avaient tué New York. Grâce à eux, on pouvait vivre où l’on voulait et demeurer en contact avec tout le monde n’importe où à l’intérieur des frontières du pays. Plus d’allées et venues de banlieusards. Les communications avaient porté le coup de grâce aux grandes villes.

D’un bout du monde à l’autre, de Sao Paulo à Tokyo, de Los Angeles à Calcutta, elles agonisaient. Il n’y avait plus de raisons d’habiter les cités. Ceux qui le pouvaient allaient s’installer à la campagne. Ceux qui étaient trop pauvres restaient en essayant de subsister tant bien que mal au milieu des monceaux de détritus qui ne cessaient de croître et des épidémies.

Pendant la journée, l’animation qui régnait à Manhattan faisait encore impression. Les terreurs nocturnes n’étaient plus qu’un souvenir. Des costauds employés par les commerçants nettoyaient les rues et les débarrassaient des cadavres accumulés durant la nuit. Ils remontaient les rideaux de fer à l’épreuve des balles qui obturaient les vitrines et les fenêtres. Les marchands ambulants étalaient leurs articles sur le trottoir et les charrettes des quatre-saisons avec leur chargement multicolore faisaient leur apparition.

Leo, se frayant son chemin à coups d’épaules à travers la cohue de la Cinquième Avenue, avait un petit air de prospérité. La fumée crachée par les centrales électriques municipales noircissait le ciel. Elles fonctionnaient au charbon, le seul combustible qu’elles pouvaient se permettre d’utiliser et, pour autant qu’il s’en souvenait, jamais Leo n’avait vu leurs filtres antisuie marcher convenablement.

Les magasins de la Cinquième proposaient aux chalands le strict nécessaire : des aliments, des vêtements et quasiment rien d’autre. Des mannequins vivants posaient en devanture. La main-d’œuvre était bon marché et les gamins hâves, au visage méfiant, qui les regardaient enviaient leur somptueuse existence. Les haut-parleurs des boutiques de solde ressassaient de leur voix rauque leur éternel refrain – tout doit disparaître et vous ne trouverez jamais plus des prix aussi écrasés.

Leo – strict complet crème, chemise et écharpe – remontait l’avenue. La foule était bigarrée. La peau des passants était aussi diverse que leurs vêtements. Le brun prédominait : le hâle léger, un peu huileux des Espagnols, le marron chocolat ou café au lait des Noirs, le bistre jaune bambou des Asiatiques. Il y avait très peu de Blancs et presque personne n’arborait le noir africain intense, tirant sur le violet, de l’épiderme de Leo.

Il avançait avec détermination au milieu des badauds et des boutiquiers, des pickpockets et des souteneurs. Son physique imposant lui ouvrait le chemin comme l’étrave d’un navire fendant les flots : automatiquement, les passants s’écartaient à son approche. On aurait dit un énorme brise-glace labourant une mer tumultueuse.

Il tourna à l’angle de la rue qu’il cherchait. Du coin de l’œil, il repéra Lacey, efflanqué et alerte, au milieu de la foule qui se pressait de l’autre côté de la chaussée. Il savait que Fade et Jojo n’étaient pas loin. Leo ne se déplaçait jamais seul.

L’adresse indiquée était celle d’une boutique condamnée par des planches qui, autrefois, vendait du café en provenance de tous les coins du monde. À présent, elle semblait abandonnée. Une bonne douzaine d’affiches superposées recouvraient l’écran de plastique qui aveuglait les fenêtres. La plus récente — VOTER DIAZ, C’EST VOTER POUR UNE AMÉLIORATION DES DISTRIBUTIONS DE VIVRES – était périmée depuis au moins un an. L’encoignure de la porte sentait l’urine. Un corps à la figure noircie gisait, recroquevillé, parmi les immondices, enveloppé de chiffons crasseux, et il était impossible de déterminer ni son âge ni son sexe.

Le hall était étroit, sale et sombre, la rampe de l’escalier branlante et les marches grinçaient sous le poids de Leo. La pièce du fond dans laquelle il entra directement était aussi sordide que le reste de la bâtisse mais, en plus de la table au dessus de formica graisseux et de l’unique chaise de cuisine qui composaient le mobilier, elle s’enorgueillissait de toute une rangée de scintillantes consoles électroniques tout en plastique et en chrome flambant neuves qui occupaient un mur entier. Les lentilles de verres qui y étaient serties paraissaient fixer Leo.

L’homme mince à la peau noire et aux longues boucles noires et luisantes qui le salua d’une voix haut perchée et chantante se présenta sous le nom de Raja.

Leo s’assit pesamment sur la vieille chaise de bois et dit :

— Avant que la conférence s’ouvre, je veux parler à Garrison.

Raja eut l’air perplexe.

— Je ne sais pas si…

— Mets-moi en communication avec Garrison, le coupa Leo sans bouger, ou je te fais passer à travers ce mur de merde.

L’autre fit aussitôt volte-face et commença à tripoter les machines. Le bourdonnement du courant s’éleva et Garrison jaillit brusquement à l’autre bout de la méchante table encrassée.

Malgré lui, Leo se sentit impressionné par l’apparence de relief et de massivité de la projection holographique. Garrison, enfoncé dans un luxueux fauteuil, semblait morose. Il baignait dans une lumière dorée et son crâne poli miroitait au soleil.

— Qu’est-ce que vous voulez, Greer ? lança-t-il sur un ton hargneux. Je me suis donné une peine folle pour organiser cette conférence à votre demande. Qu’est-ce qu’il vous faut encore ?

Leo se pencha en avant et posa sur la table un avant-bras épais comme un tronc d’arbre.

— Vous aurez encore plus de tintouin avant que ce soit fini. On est tous les deux dans la mélasse.

— Et alors ?

La voix de Garrison était aigre et maussade.

— Alors, c’est bien simple. Avant que je me passe la corde au cou, je tiens à savoir où je me procurerai la camelote.

— Quelle camelote ?

— Les stéroïdes, les hormones. Tout le toutim dont j’ai besoin pour vivre.

Garrison eut un geste impatient.

— Vous les aurez ! Venant en droite ligne de l’endroit même où le Gouvernement mondial se fournit. À qui croyez-vous donc qu’il les achète ?

— Je veux connaître la source. Sinon, je reprends mes billes.

— Mais que vous arrive-t-il ? fit Garrison, visiblement ulcéré. Vous ne me faites pas confiance ?

Un sourire se forma lentement sur les lèvres de Leo.

— Non. Pas plus que vous ne me faites confiance à moi.

— Ça alors ! Sans moi, vous seriez encore…

— C’est pas le problème. D’où qu’elle vient, la marchandise ? Tant que je ne le saurai pas, je ne bougerai pas.

— D’un centre de recherches que je contrôle, répondit l’Américain de mauvaise grâce. Un laboratoire de biochimie à quelques kilomètres de New York, au bord de l’Hudson. Dans le comté de Westchester. Près de Croton.

— Je vais vérifier.

— Allez-y ! Vérifiez. Vous auriez tort de vous imaginer que vous me tenez, vous savez. Votre histoire, je m’en balance comme d’une guigne.

— Ben voyons ! C’est bien pour ça que vous nous payez le matériel.

Garrison fit un mouvement sec de la main gauche et son image s’évanouit. Leo, songeur, se renversa contre le dossier de sa chaise en se disant : Faut vérifier pour ce labo. J’ai pas envie qu’il me coupe les vivres.

— La conférence doit s’ouvrir dans quelques minutes, dit d’une voix nerveuse Raja, planté devant une console de près de deux mètres de haut, hérissée de cadrans et de boutons. T’es prêt ?

— Bien sûr, mec. Prêt à tout et le reste.

Poussant un soupir de soulagement, Raja se pencha sur les commandes. Finalement, il jeta un coup d’œil à la pendule digitale, exhala un nouveau soupir et enfonça un gros bouton rouge.

Instantanément, il y eut onze autres personnes réunies autour de la table, aussi solides et réelles que si elles se trouvaient effectivement dans la même pièce au lieu d’être disséminées dans onze villes différentes situées à des centaines, voire à des milliers de kilomètres les unes des autres.

Raja fit un petit salut constipé et quitta précipitamment les lieux en passant à travers les images holographiques des deux personnes « assises » le plus près de la porte. Sans se préoccuper des bavardages des participants de la conférence, Leo tendait l’oreille, écoutant le déclic de la serrure et le bruit décroissant des pas de Raja dans l’escalier.

Au bout d’un moment, il se tourna vers l’assemblée. Il y avait quatre femmes. Et deux Blancs – dont une femme. Tous avaient été passés au crible et étaient accrédités mais Leo éprouvait de la méfiance envers ce couple.

— C’est Leo que je m’appelle, commença-t-il en parlant fort pour qu’ils se taisent et le regardent. Et j’ai une question à vous poser.

— Laquelle ? demanda l’une des femmes noires en souriant.

— Combien qu’il y a de Noirs aux États-Unis ? Combien d’Espagnols, de Chicanos, d’Asiatiques et d’Indiens ?

— Des foultitudes, dit quelqu’un – et tout le monde s’esclaffa.

Sauf Leo.

— À nous tous, on est des tonnes de fois plus nombreux que les culs-blancs. Comment ça se fait que c’est eux qui dirigent le pays au lieu que ce soit nous ?

Pendant quelques secondes, personne n’ouvrit la bouche. Enfin, un jeune homme trapu à la peau sombre répondit :

— Les Blancs ont l’armée avec eux, mon pote. Ils ont des flingues. Ils sont organisés.

— Voilà ! Ils sont organisés ! C’est ça, leur secret. Eh bien, il est temps qu’on s’organise à notre tour. Au lieu qu’on ait une douzaine de mouvements différents dans une douzaine de villes différentes – ici, le F.R.P., là les Panthères, ailleurs les Latinos –, faut qu’on s’organise et qu’on travaille ensemble.

— Ah bon ? lança l’un des Noirs. Et qui c’est qui dit ça ?

— Moi. Et je dis qu’on peut obtenir toute l’aide qu’on voudra du F.R.P. et des autres.

— Des conneries, oui !

— Cause toujours. Comment c’est ton nom, frère ?

— Mon nom ? Je t’le dirai pas, mon blaze. T’as qu’à m’appeler Cleveland.

— O.K., Cleveland. Comment tu crois qu’on a récupéré tous ces chouettes bidules de communication ? Tu te figures qu’ils sont tombés du ciel ? On a des amis, mon vieux… des amis puissants. C’qu’on a besoin, c’est de s’organiser, de travailler la main dans la main. On peut virer Monsieur Tout-Blanc. C’est notre pays, quoi ! On n’a qu’à le prendre.

— L’armée est presque entièrement noire… ou brune, dit une femme.

— Pas c’te putain d’garde nationale. Et elle est appuyée par la flicaille blanche.

— On peut les posséder, dit Leo. On peut les battre si on travaille ensemble.

 

Installé dans son fauteuil motorisé, T. Hunter Garrison était attentif. L’intérêt et l’ambition commençaient à transparaître dans l’expression des hommes et des femmes qui écoutaient Leo. Par les fenêtres de la pièce qui dominait la nappe de fumée charbonneuse déployée au dessus de Houston, la vue était dégagée jusqu’à Clear Lake et à la masse fuligineuse, très loin à l’horizon, qui correspondait à la ville de Galveston.

Un large sourire fendait le visage plissé de Garrison qui ne quittait pas des yeux les images holographiques miniatures des douze leaders de mouvements clandestins. On aurait dit des marionnettes assises autour d’une table de poupée.

— Ils sont plutôt minables, hein ?

— Je ne sais pas, répondit Arlène Lee, debout derrière le fauteuil. Celui du bout, avec le bandeau apache… il a l’air assez costaud.

Arlène Lee, une grande femme à la luxuriante chevelure rousse, avait la physionomie fraîche et souriante d’une cheerleader. Elle était tout à la fois la secrétaire personnelle de Garrison, son garde du corps, son courrier, sa confidente et son porte-flingue.

— Donne-moi une autre bière, ordonna-t-il sans cesser de suivre la discussion de plus en plus animée que dirigeait Leo.

Arlène disparut derrière un écran de plantes vertes. De l’extérieur, la Tour Garrison ressemblait à tous les autres buildings de style international de Houston : quelques étages de plus, naturellement, davantage de panneaux solaires fixés aux murs assez hauts pour s’élever au-dessus du smog et un héliport sur le toit. Mais les appartements privés de Garrison qui occupaient le tout dernier étage combinaient le confort au fonctionnel : des lambris en bois véritable, des peaux d’ours et autres animaux jonchant le sol, tous les accessoires inséparables de la vie moderne dissimulés derrière des miroirs ou dans des meubles.

Arlène revint avec la bière et elle s’accota au dossier du fauteuil, enroulant autour d’un doigt manucuré les quelques rares mèches qui demeuraient encore sur le crâne de Garrison tout en s’admirant dans la glace.

— Ce ne sont pas des lumières, dirait-on, fit-elle.

— Quoi ?

— Ces gamins qui se prétendent des révolutionnaires. Leur pensée ne va pas très loin. Pourquoi l’idée de travailler la main dans la main ne leur était-elle encore jamais venue ?

Garrison eut un reniflement de mépris.

— La coopération ne s’apprend pas dans les bas-fonds. Le grand moricaud – celui qui se fait appeler Leo – a à lui seul plus de cervelle que tous les autres réunis. Il a déjà largement unifié les gangs de rues de New York.

— Il a une tête qui me dit quelque chose.

— Ce n’est pas étonnant. C’était un footballeur professionnel. De l’équipe de Dallas.

— Comment est-il passé du football à la voyoucratie ?

— C’est une longue histoire, répondit Garrison avec un sourire inquiétant. Regarde dans les archives si le cœur t’en dit. C’était un homme d’honneur, une conscience. Il voulait une vie meilleure pour ses frères de race. Et puis, il a fait la découverte du pouvoir. C’est la pire des drogues.

Arlène hocha la tête et ses longs cheveux flamboyants caressèrent la calvitie du vieil homme.

— Vous devez en connaître un bout là-dessus !

Il lui sourit.

— Le pouvoir est un aphrodisiaque, pas vrai ?

— Pour ça oui, cher, répondit-elle avec son sourire de chef de claque texan.

 

— Mais qu’est-ce que c’est que ce cinéma qu’il faut qu’on travaille ensemble ? grommela Cleveland. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Qu’on t’envoie un télégramme tous les samedis ?

— Non, répondit Leo dans un ronronnement caverneux. Ce que je veux, c’est ébranler jusqu’aux fondations la structure du pouvoir des culs-blancs. Je veux faire quelque chose de si énorme et de si spectaculaire qu’ils seront fous de joie de nous transmettre la barre rien que pour qu’on soit plus sur leur dos.

— Jesu Christo ! Qu’est-ce que tu veux dire, mec ?

Leo sourit et se pencha en avant sans égards pour les protestations de sa chaise.

Est-ce que quelqu’un a déjà entendu causer d’une action militaire qui s’appelait l’offensive du Têt ?